Diamant Brut

Un film d'Agathe Riedinger

20 novembre 2024

ENTRETIEN AVEC AGATHE RIEDINGER

Liane était déjà l’héroïne de votre court-métrage J’attends Jupiter en 2017. Ce personnage vous accompagne-t-il depuis longtemps ? Comment est-il né ?

J’attends Jupiter et Diamant brut partagent la même héroïne, les mêmes thèmes et se nourrissent de deux fascinations. L’une pour les « cocottes » de la fin du 19e siècle et début du 20e , comme Caroline Otéro, Émilienne d’Alençon ou Liane de Pougy. Ces femmes au destin rocambolesque, souvent nées misérables, devenues, par l’instrumentalisation de leurs charmes et leur pugnacité, courtisanes richissimes, presque saintes, épouses de princes. L’autre pour la téléréalité. J’exclus les émissions de talents artistiques ou culinaires et autre Koh-Lanta crusoéesque. Je regarde la télé-réalité qui ne montre que le talent « d’être soi » et je la revendique même comme un sujet d’étude passionnant. Et je dénonce de tout mon cœur le mépris de classe, l’hypersexualisation de la femme et le sexisme qu’elle affiche, la culture du viol qu’elle alimente, les valeurs conservatrices et ultraconsuméristes qu’elle prône.

Mais du point de vue des candidats, la télé-réalité est souvent un moyen de s’en sortir. Elle peut être une alternative au chômage pour qui n’a que peu d’accès aux études ou à l’emploi, pour qui souffre d’une absence de reconnaissance sociale et affective. Elle prouve que la réussite telle que le capitalisme l’a toujours définie n’est plus uniquement réservée aux élites. Je comprends totalement que l’on puisse vouloir y participer. Elle propulse les candidats les plus brillants vers une vie exceptionnelle, faite d’argent et de luxe, mais aussi de l’amour inconditionnel de fans de tous âges. Des enfants de six ans comme des adultes de cinquante regardent les émissions et les réseaux sociaux des candidates les plus célèbres ENTRETIEN AVEC AGATHE RIEDINGER affichent plus de sept millions de followers. J’en fais partie. Je suis sidérée par le mélange de candeur et de violence qui s’y déploie. Je suis fascinée par ces femmes qui exacerbent leur féminité à grands coups de capsules ongulaires, de rajouts de cheveux, de fesses, de poitrines, de trop long, trop court, trop serré, trop coloré. Elles sont les magiciennes d’un monde où l’apparence est reine. Un monde qui clame sa liberté d’être, mais raconte aussi l’abnégation dont il faut faire preuve. Un monde où l’étalage de beauté peut ne paraître que bête et narcissique, mais dont le trop-plein de tout et les corps aux courbes surnaturelles (donc divines ?) me racontent la peur de n’être rien et le besoin d’être rassuré.

En me passionnant pour ces deux phénomènes que plus d’un siècle sépare, j’ai réalisé que ces trajectoires de femmes se superposent parfaitement. Comme les cocottes, ces jeunes femmes aux origines modestes connaissent une ascension sociale fulgurante, giflent la bien-pensance de notre époque, célèbrent sans limite le culte de soi, soulèvent les passions et remettent en question la définition d’une « vraie femme ». Elles racontent, d’un siècle à l’autre, l’histoire d’un « sexe faible » qui devient fort en transformant sa fragilité en arme de puissance, tout en présentant les trois facettes auxquelles la femme est encore trop assujettie : la vierge, la mère et la putain.

Vous faites de votre personnage une jeune femme au tempérament frondeur, guerrier, prête à tout pour être considérée et regardée.

Liane n’a pas le caractère que son physique inspire. Elle est insolente, impulsive, effrontée. Elle vole, se moque de l’autorité, bidouille. Elle empoigne sa vie avec une véhémence presque animale. Et si elle est aussi féroce, c’est qu’elle ne se sent pas aimée. Pour combler ce besoin désespéré d’amour, elle fait tout pour qu’on la regarde et se tourne vers ce qu’elle pense être sa seule arme : sa beauté. Elle se façonne pour être la plus parfaite possible et peu importe la souffrance physique qui peut en découler. Car sa beauté est une façon de renverser, de prendre le pouvoir : quiconque la regarde la fera exister, quiconque la désire sera de fait soumis à elle. Sa beauté lui donne sa valeur et sa dignité.

Liane se sent écrasée par la société et a conscience de subir un certain mépris de classe. Alors finalement, par le clinquant de son corps, elle trouve un moyen de se dérober à la réalité, une façon de se sauver, de ne pas s’avouer vaincue. « Si je suis belle, je suis regardée. Si je suis regardée, je suis désirée. Si je suis désirée, c’est qu’on m’aime. » L’amalgame de Liane est si radical qu’elle s’est enfermée dans un paradoxe : elle a un terrible besoin d’amour, mais n’a pas suffisamment confiance pour en recevoir.

Vous filmez de nombreuses nuances de regards…

Diamant brut est un film sur le regard. On l’a toujours pensé avec la productrice, Priscilla Bertin. C’est une notion très vaste, que je voulais explorer en créant une sorte de grand procès, puisque le regard amène l’attente et le jugement. Il y a le regard de la société sur Liane, le regard amour / haine de son public, qui la nourrit, le regard de dépit qu’elle a pour ses amies et sur les hommes. Et bien sûr, le regard fasciné qu’elle pose sur les icônes de télé-réalité ou des réseaux sociaux. C’est par ce regard-là, celui de Liane, que j’ai choisi de montrer les émissions de télé-réalité, car je ne voulais pas d’une représentation visuelle de ces programmes. Les émissions sont donc toujours hors-champ. Entendre sans voir permettait de créer le mystère, la puissance que Liane confère à la télé-réalité.

Mais par-dessus tout, Liane cherche le regard de sa mère, ce regard originel qui fait que l’on se sent reconnu. Ce regard maternel, s’incarne dans celui de la directrice de casting. En appelant Liane, puis en la recevant pour lui faire passer une audition, cette femme exprime un intérêt, du désir. D’une certaine manière, c’est elle qui la met au monde.

Enfin, il y a le regard du spectateur sur Liane. C’est un regard sur lequel j’ai parié une métamorphose.

Le père de Liane est absent. Hormis Dino, aucun homme n’appartient à son entourage immédiat.

Les hommes qui traversent le film ont tous une virilité et une masculinité différentes. Ils incarnent à différents degrés ce qui fait la dignité de Liane. Car elle tire de leurs réactions du plaisir et de l’apaisement. Elle les méprise, mais elle a besoin d’eux. Elle ne cherche pas non plus l’amour romantique, elle le refuse même. Dino est le seul personnage masculin qui va arriver à l’apprivoiser. Parce qu’il est déraciné comme elle et parce qu’il croit en elle, Liane va lui faire confiance. Comme elle, Dino souffre des injonctions à être un « vrai homme ». Il faut être viril, jouer celui que rien n’atteint et se pâmer devant les grosses voitures. Et si, comme tous les autres, il reconnaît la beauté de Liane, il sait aussi voir celle qui l’entoure : la nature, les liens fraternels, l’amour pour Liane qu’il n’a pas peur d’exprimer. Autant de choses qu’elle ne connaît pas et qui vont bousculer ses convictions. L’autre figure masculine importante est celle du chirurgien plastique. Il incarne symboliquement le rôle du père au sens divin du terme. C’est un créateur. Devant lui, Liane se tait.

Votre plan inaugural donne à voir Liane mimant une séquence de pole dance dans un parking vide, la nuit. Au cœur de cette scène, ses escarpins scintillent, à la manière de lucioles. On pense à Cendrillon, et, lors de la séquence du casting, la voix féminine, hors-champ, évoque une marraine de conte ambivalente…

Le parallèle avec Cendrillon n’est pas voulu, même si la notion de conte est présente dans le film, mais pour être mieux dénoncée ! Car les filles sont encore censées vouloir devenir de jolies princesses, et donc se parer de lumière, rencontrer un prince et se couler ensuite dans le grand schéma social. Même si les lignes bougent, cette figure continue de traverser les médias, la musique, la mode.

Le vocabulaire religieux et la thématique de la foi traversent votre film : on voit Liane prier dans le train et apprendre à Dino la prière à Saint Joseph ; elle candidate à un programme de télé-réalité titré Miracle Island... Tout confine à une forme de croisade et de transcendance.

Une transcendance de soi ! Liane croit et sa quête relève en effet de la croisade, puisqu’elle vise la perfection pour se sentir aimée. Elle se sent accompagnée par Dieu, ne jure que par lui. Sa foi est une béquille pour faire fi des bouffeurs d’espoir, elle lui permet d’asseoir son discours.

Le vocabulaire, la directrice de casting, le chirurgien plastique, les prières, les filtres, une voiture de sport dans un reflet, la dévotion de manière plus générale : le film est truffé de motifs religieux, qui s’inscrivent plus globalement dans la question du mythe et de l’illusion. Deux éléments symptomatiques des sociétés en crise, deux piliers essentiels à la télé-réalité. Alors, quand Liane passe son casting pour Miracle Island, les portes du ciel s’entrouvrent. Désormais, on l’admirera ou on la jalousera. Mais on parlera d’elle. Et si on parle d’elle, c’est qu’elle s’élève.

Liane malmène son corps. Lorsqu’elle se tatoue elle-même ou envisage de faire de la chirurgie esthétique…

Liane ne recule devant aucun effort pour être belle. Elle ne se rend pas compte qu’elle se malmène. Elle se transcende. Elle contrôle, elle est dans la toute-puissance. C’est une magicienne qui transforme les choses, aussi bien une paire de chaussures que son corps. Sa beauté répond à une pulsion de vie pour s’en sortir. Dès le début du film et du haut de ses 19 ans, on sait qu’elle a eu recours à la chirurgie esthétique. Elle obéit à ce refrain vieux comme le monde qui martèle qu’il faut souffrir pour être belle, et belle pour valoir quelque chose. Bien sûr, la voix de la femme se fait mieux entendre aujourd’hui, bien sûr sa place, son travail, son intégrité sont davantage respectés, mais le schéma social persiste à figurer qu’une femme n’est vraiment une femme que si elle est physiquement désirable.

Notre époque ne cesse de faire rimer beauté et estime de soi. Magazines, publicités, télévisions, réseaux sociaux, mode, il y a tout un climat qui nourrit l’exigence d’une mise en valeur sexuelle de l’être. Les réseaux sociaux pullulent de publicité pour des cliniques esthétiques offrant des rabais avec codes promotionnels comme si elles vendaient une simple crème. Les vidéos de femmes de plus en plus jeunes qui se filment sur leur table chirurgicale, couvertes de pansements, shootées aux antidouleurs, sont likées, commentées, partagées. Sans parler des pompes, ventouses, resserreurs, écarteurs, affineurs, de couleur rose évidemment, qui sont vantés par des célébrités, achetés par des adolescentes et fantasmés par des fillettes. Désormais, il est possible de devenir une icône. La femme est ainsi plus que jamais réduite à devoir être belle. Et à le montrer. Et c’est très ambivalent, car la beauté a de tous temps émancipé beaucoup de femmes. Cela fait réfléchir : que signifie être beau et être respectable ? Une beauté naturelle est-elle plus valable et authentique qu’une beauté fabriquée ?

Dans une séquence où Liane se maquille, vous filmez ses gestes comme un rite tribal. Quelque chose s’impose à notre regard dans cet exercice.

Le contouring, c’est le premier masque de Liane. C’est le premier masque tout court d’ailleurs, puisqu’on se maquille depuis la nuit des temps pour paraître puissant et impressionner l’autre.

Sous un visage sculpté, il y a une multitude de gestes, de teintes, de matières qui quadrillent, zèbrent, dessinent les différentes parties du visage. C’est une peinture si magique qu’elle permet de changer totalement l’axe d’un nez, par exemple. C’est de l’art !

Un contraste s’opère entre cette hypersexualisation et le fait que Liane soit vierge.

L’hypersexualisation et la virginité ne sont pas des notions si étrangères l’une à l’autre. Liane est hypersexualisée et travaille à l’être pour convoquer les regards sur elle. Pour autant, elle n’éprouve aucun désir. Elle s’est enfermée derrière son image au point d’être totalement déconnectée de son corps et de ses sensations. Elle a conscience d’être à rebours de ce que la société attend d’elle en termes de sexualité, ce qui engendre une pression gigantesque. Mais sa virginité lui donne raison dans son sentiment d’être différente des autres, et donc de pouvoir embrasser un destin grandiose.

La mère de Liane, qualifiée d’« ombre » et de « souffle » dans les dialogues, n’est pas une écervelée pour autant.

Il m’importait que Sabine ne soit pas simplement bête et méchante, qu’elle ait un point de vue sensé sur le monde et des convictions qu’elle assume. C’est un personnage qui est lucide sur ce qu’elle a raté avec Liane, et qui aurait pu utiliser ce recul pour réparer les choses avec elle et armer ses filles pour faire face au monde. Mais elle n’y arrive pas et préfère démissionner plutôt que de se remettre en question. Son orgueil engendre de la violence.

Et les amies et la petite sœur ?

Il était nécessaire que Liane ne soit pas socialement coupée du monde pour qu’on voie justement comment elle lui tourne le dos. Liane a donc des copines, qui représentent différents idéaux de vie et destin de femmes, à l’opposé de ce dont elle rêve. Elles sont précieuses pour montrer que chacun voit midi à sa porte, et qu’il n’y a pas une seule façon d’avoir « la belle vie ». Elles forment un bloc de jeunes femmes qui en bavent, jeune mère, travailleuse précaire, chômeuse en quête d’amour, et qui défendent une dignité tout aussi grande que celle que Liane projette sur les stars qu’elle idolâtre.

Liane a aussi une petite sœur, Alicia, qui est la seule personne qu’elle veut protéger. D’abord parce qu’elle refuse que sa sœur soit envoyée en foyer comme elle l’a été un temps, mais aussi parce qu’elle veut lui transmettre ses codes du respect de soi et de la féminité comme figure toute-puissante. Le personnage d’Alicia me permet aussi de dénoncer l’hypersexualisation des fillettes que la société de consommation fabrique à travers les jouets, la mode, les médias, les réseaux sociaux, etc.

Vous portez un regard très tendre sur vos personnages, tout en distillant un regard critique sur l’aliénation qui les menace…

Liane fait partie d’un pan de jeunesse désabusée par l’avenir, qui n’a pas confiance en elle et a normalisé la violence. Elle se sent mise au ban d’une société qui ne mise rien sur elle. Alors elle réagit, et elle a raison. Comme la plupart des jeunes, elle se nourrit de fast culture et ses principaux repères sont les mythes véhiculés sur les réseaux sociaux. Rien n’est assez beau, assez grand, assez fort. Si l’on peut y voir une idée romantique de la vie ou une certaine résistance à la fatalité ambiante, j’y vois aussi l’existence d’un diktat qui suppose que l’estime de soi est dans la puissance, et la puissance dans l’argent et la beauté. Tout est devenu extrême. C’est le règne de l’indécence, du luxe revendiqué, de la célébrité pour tous. Ces étalages de réussite créent un tel vacarme qu’il devient difficile de dissocier ce qui tient de l’illusion et de la réalité. Et c’est tout un pan de jeunesse qui se compare, qui a peur de n’être pas assez, qui devient encore plus complexé, plus frustré, plus violent, plus seul. La volonté de Liane n’est pas tant d’écraser l’autre que de sortir de la mêlée pour qu’on la voie et qu’on lui attribue la valeur que la société lui refuse.

Les commentaires des réseaux sociaux de Liane scandent le récit et envahissent le cadre comme son espace mental…

Ces commentaires apparaissent d’un coup et d’un seul bloc, ils se plaquent sur toute l’image comme un coup de massue. Ils sont construits selon une dichotomie amour / haine que j’ai pu lire sous les photos des célébrités de la télé-réalité, et traduisent le poids de ce que le public exige de Liane, mais aussi de ce qui la nourrit. Ce sont des sceaux qui la valident et lui disent « tu existes assez fort pour provoquer une réaction ». Ces blocs sont comme des tables de la loi, des lettres de noblesse, des poèmes digitaux, des piliers fondateurs. Pour toutes ces raisons, il était important pour moi que la musicalité des phrases décolle de la réalité, qu’il ne figure aucune abréviation ni faute d’orthographe, que la police de caractères ait des sérifs, que typographiquement ce soit impeccable.

Comment avez-vous composé votre casting ?

Dans un souci de cohérence avec le sujet, la géographie de l’histoire et l’approche politique, je souhaitais travailler majoritairement avec des comédien.ne.s non professionnel.le.s, qui vivent dans le sud de la France. J’ai eu la chance de collaborer avec Julie Allione, qui a fait un casting sauvage étalé sur presque huit mois pour trouver Liane. La tâche n’était pas simple, car je recherchais une jeune femme qui soit Liane tout en ayant le recul nécessaire pour porter les thématiques du film.

La rencontre avec Malou Khebizi a été très émouvante. Elle est d’une sensibilité, d’une force et d’une précision déconcertantes. Elle est à la fois très proche et très différente du personnage. Elle a abordé l’apparence de Liane en travaillant à rebours de tout ce qu’elle avait personnellement construit. Ce qui nous a valu de longues discussions parfois houleuses ! Nous avons passé beaucoup de temps à détricoter les codes physiques de séduction. Pencher la tête, casser la hanche, croiser les jambes, sourire, toucher ses cheveux… Tous ces micro-gestes inconscients et qui font qu’un corps est dans cette démarche, là où Liane ne l’est pas. Je lui disais : « Liane est une guerrière, elle marche les épaules en avant, enfonce ses pieds dans le sol au contraire de l’allure aérienne que ses talons attendraient d’elle. Elle regarde par en dessous, prête à bondir. Elle renifle, tousse, bouge brutalement. Elle agit à l’inverse de l’image qu’elle s’est fabriquée. Elle refuse de répondre aux injonctions de délicatesse et de séduction ».

Les trois amies de Liane ainsi qu’Ashley, qui joue Alicia la petite sœur, ont aussi été trouvées grâce au casting sauvage. Chacune a sa vérité bien à elle, un style, un phrasé, un corps qui me raconte quelque chose de trop peu vu au cinéma et que je voulais garder intact pour parler d’une jeunesse qui ne soit pas conventionnelle. Toutes ont suivi des ateliers pour apprendre à lire et exprimer les émotions de leur personnage et reconnaître celles des autres, déceler ce qui sonne juste ou pas, désintellectualiser leur corps face à une caméra.

Pour le rôle de Sabine, la mère de Liane, je souhaitais tourner avec Andréa Bescond. Elle s’est abandonnée au personnage en lâchant totalement prise avec son image, c’était impressionnant. Pour moi, c’était très fort qu’elle puisse jouer cette mère inconséquente et montrer que la violence est aussi transmise par les femmes.

Pour Dino, j’ai très vite choisi Idir Azougli, car je lui trouve une poésie et une fragilité immenses et, comme Liane, il n’a pas le caractère que son physique inspire. Ce personnage était aussi présent dans mon court-métrage, et était interprété par Alexis Manenti. Pour des questions de cohérence d’âge, il ne pouvait plus l’incarner dans mon long, mais j’avais envie de le retrouver en lui confiant le rôle de Nathan, le grand frère de Dino. Chez lui aussi, j’aime la fragilité tapie sous une apparence solide, et son autorité naturelle. Cette autorité était importante, car son personnage incarne la famille en laquelle Dino peut avoir confiance par opposition à celle, démissionnaire, de Liane.

Les dialogues étaient très écrits et avaient une musicalité à laquelle j’étais très attachée. Nous avons donc beaucoup répété pour qu’ils se les approprient et, bien sûr, corrigé les endroits qui ne sonnaient pas naturel.

Pourquoi avoir opté pour le format 4/3 ?

Je trouve qu’il sublime tout. Il renforce la composition graphique de l’image, le placement des masses, des ombres et lumières, de l’air. C’est aussi un format qui permet de travailler le hors-champ de manière très forte. Et en renforçant le dehors, on resserre le dedans, donc l’idée d’enfermement, d’étouffement nécessaire pour Diamant brut. Par ailleurs, je voulais que le film soit très immersif, que l’on soit collé à Liane, que l’on suive les sauts de son cœur, et le 1:33 permettait de vraiment braquer le regard sur elle.

Vous utilisez toutes les échelles de plans. Quels étaient vos partis pris de mise en scène et comment avez-vous trouvé la juste distance à vos personnages ?

Lorsque j’étais étudiante aux Arts Déco, je passais mon temps à faire de la photo. J’ai donc expérimenté tout ce qui fait une image. C’est même par la photo que je me suis mise à faire des films. Pour Diamant brut, une des directives les plus importantes était de rester à hauteur de mon personnage pour que l’on sente vraiment que je ne la juge pas, ni elle, ni son environnement, ni son rêve. Rester à la bonne distance, c’est faire en sorte que l’on ne voie aucune fabrication. Il fallait donc éviter la caricature, que ce soit par la représentation des corps déjà hyperboliques, des émotions dont les curseurs étaient continuellement poussés. Les personnages agissent en fonction de ce qu’ils comprennent. Les décors, les costumes, les mouvements de caméra, tout a été minutieusement pensé pour que l’on ressente plutôt que l’on voie.

Comment avez-vous travaillé la photographie et la colorimétrie ?

Le défi du film était de parler de beauté sans tomber dans l’esthétisation, d’hyper-érotisation sans tomber dans le sexy voyeuriste, de flamboyance sans tomber dans une image qui se regarderait. Un menton un peu trop relevé, un cadre plongé de quelques degrés de trop, et on virait totalement de bord par rapport au sujet.

Avec le chef opérateur, Noé Bach, nous voulions être radicaux. Dans le cadre, la lumière, la couleur. Nous avions tous une bible de références allant de la peinture religieuse au cinéma, la photo ou les clips. Je voulais une lumière trempée, dense, contrastée, avec des couleurs franches. Que l’image fasse se côtoyer le néon et le crépuscule, l’âpre et la délicatesse. Que ce soit contradictoire, chargé et bouillonnant. Et surtout, célébrer ce qu’on juge de mauvais goût comme quelque chose de beau et de touchant. Je fatigue tout le monde avec cette phrase qu’a dite le peintre Martial Raysse : « Le mauvais goût, c’est vouloir à tout prix la beauté absolue ». Vouloir la beauté absolue, c’est une quête romantique et naïve. Il n’y a rien de plus authentique que l’artifice, c’est profondément humain !

Quelle cadence souhaitiez-vous au montage ?

Le film est à la fois naturaliste et très pictural. Avec la monteuse, Lila Desiles, nous souhaitions mélanger l’urgence qui anime Liane, la lourdeur mélancolique qui l’entoure, et le côté iconique de son rêve. Liane est incandescente. C’est une marcheuse qui a toujours un coup d’avance, qui force les passages fermés et les endroits qu’on lui refuse. Il fallait suivre sa pulsation cardiaque, mais aussi glisser dans ses rêves, ses fascinations, donc prendre le temps. Des plans sur pied montés dans la longueur, comme des tableaux gigantesques, ou au contraire tournés à l’épaule et ne durant que quelques images, nous ont permis de traduire toute la fascination et la fébrilité qui composent Liane.

Comment avez-vous pensé vos décors, Fréjus, la maison de la mère de Liane, celle en construction de Dino, et ce palais classique, où le temps se suspend ?

Je voulais une imagerie qui ne s’ancre pas dans les codes d’une Côte d’Azur qu’on a l’habitude de voir. N’aller ni vers la représentation d’un milieu populaire par le béton d’une cité, ni du côté carte postale qu’on imagine tout de suite quand on parle de bord de mer. Je voulais que Liane vive à Fréjus. Ville extrême, entourée de Cannes et de Marseille et qui n’a ni le glamour de la première ni la vivacité de la seconde. Outre l’ancrage politique et sociologique, Fréjus offrait la possibilité de s’étendre dans des décors totalement opposés, flirtant avec l’imagerie américaine, la dolce vita italienne, ou encore une ville ouvrière d’Angleterre. Liane cherche sa place, ne se fixe aucune limite et ce mariage des contraires me permettaient de raconter cela.

Les décors du quotidien de Liane, ceux qu’elle subit, comme la maison familiale, la mission locale, le salon de beauté où elle et ses amies ont l’habitude de se retrouver, ne sont jamais montrés géographiquement, au profit d’une meilleure immersion dans le ressenti de Liane. D’une certaine façon, puisqu’elle méprise ces lieux, il n’y a pas de raison de les présenter. Au contraire de ceux qu’on lui fait découvrir et qui la déplacent dans un ailleurs fantastique.

Le chantier et le palais classique sont deux styles de palaces que Dino offre à Liane. Le premier est brut, en construction, rêche et nu, c’est l’idéal de Dino, mais repoussoir pour Liane. Le second est chargé d’ornements, époustouflant, la représentation même du paradis dans lequel Liane rencontre une autre forme de beauté, celle du raffinement, de l’art, d’une nature délicate qui éveille ses sens, toutes choses qui lui sont interdites  d’accès du fait de son origine sociale. Mais Liane s’en fout, elle s’incruste, elle prend sa part et elle est touchée. L’exigence d’Astrid Tonnellier et de toute l’équipe déco a permis de rendre ces directions réelles sans que l’on se pose, justement, de question sur la fabrication.

Et les costumes ?

Explorer la question de la beauté et de la mise en valeur d’un corps pour un sujet tel que celui du film était plus qu’excitant. J’ai travaillé avec Rachèle Raoult, qui a une manière pointue et délicate de penser les vêtements. Ici aussi, le défi était de taille pour montrer que ce qui est « criard et sexy » est en fait beau et fragile. Montrer que ce qui fait riche, ce qui brille, ce qui surligne n’est que l’expression d’un immense besoin d’être regardée et aimée. Chaque détail a été réfléchi pour rendre compte de ce qui anime Liane. Les matières duveteuses, scintillantes, étouffantes, les imprimés Fragonard, les chaînettes, la dentelle, les transparences, tous ces « trop » destinés à célébrer une féminité exacerbée et systématiquement jugés de mauvais goût par la bien-pensance sont chéris et mis à l’honneur.

Ce questionnement était le même pour le maquillage et la coiffure, où il fallait déconstruire « ce qui se fait » pour aller vers l’authentique et saisir les gestes de Liane pour rester à sa hauteur. Je voulais aller au-delà des idées reçues : ne pas raconter la beauté, mais la fabrication de la beauté. Montrer le corps dans ce qu’il a de trivial, filmer la peau avec le plus de vérité possible : étouffée sous le maquillage, meurtrie à force de corsetage, tatouée, musclée, fanée, caressée, émue. Je voulais que l’on puisse sentir l’odeur de poisse et de solvants, mais aussi la douceur qui se découvre et la fragilité des sentiments naissants. Liane se décore de cheveux, d’ongles, de maquillage, mais la maladresse du résultat raconte son urgence et sa vulnérabilité. Ses extensions sont mal posées, ses sourcils sont trop gros et foncés, ses cicatrices sont mal cachées, ses pieds aux ongles vernis sont cabossés, et c’est ça que je trouve beau et émouvant. Faire l’éloge de l’imperfection était très libérateur !

Votre bande-son est très sculptée…

Comme pour la prise de vue et le HMC (habillage/maquillage/ coiffure), je voulais marier les contraires et jouer l’overdose. L’overdose assourdissante versus l’overdose silencieuse. Du trop. Quand il y a du vent, il y a du vent. Quand il y a la télé, il y a aussi les feed des réseaux sociaux qui recrachent leur flot de contenus. Quand il y a les moteurs des scooters, il y a aussi la musique que ceux qui les chevauchent écoutent sur leur portable. Des couches et des couches de sons, qui fabriquent un magma pas toujours agréable à entendre, mais venu du réel.

Et face à cela, le silence dont la part est grande dans le film. Le silence glaçant de l’attente, celui de l’ennui, celui du front de mer un soir où les bars peinent à se remplir, celui de la cuisine où seul le frigo ronronne, celui de la nature qui se tait quand elle chante, celui de sa fascination et de sa minutie. Ces silences nous permettaient de mettre en avant les respirations de Liane qui sont très présentes dans le film. Je voulais que son souffle soit court. Qu’on la sente toujours sur la corde, essoufflée par ses éternels déplacements et par ses émotions vives.

Pourquoi le choix du violoncelle comme instrument dominant ?

Dès l’écriture du scénario, j’ai souhaité scinder le monde qui entoure Liane et le monde de Liane par l’usage de la musique. Confronter les synchros caractéristiques d’une génération (rythmées, autotunées, lascives, passant du rap au reggaeton, du hip hop à la variété), à quelque chose de totalement opposé, une musique qui serait la voix de Liane.

Avec la compositrice, Audrey Ismaël, nous avons tout de suite su que le violoncelle serait l’instrument de Liane. L’élasticité de ses vibrations allant du plus profond au céleste nous permettant de ressentir autant de force que de fragilité. Plus encore, nous avons tout de suite voulu qu’il n’y ait qu’un seul violoncelle. Tenir tout le film par l’usage d’un unique instrument est un réel défi technique. C’est imposer une manière de jouer qui sorte du contrôle, c’est provoquer l’accident, le virage trop raide, forcer la gêne. Mais c’est justement grâce à cette contrainte physique que nous pouvions nous éloigner de la simple illustration et dépeindre au mieux la volonté de Liane de n’être pas comme tout le monde. Car Liane n’est que dans l’extrême et l’absolu, et l’absolu ne suit aucun tracé. On voulait que cette musique sorte de l’image, qu’elle soit au-dessus d’elle. Qu’elle nous prenne en otage comme un gros hurlement.

Pourquoi ce titre ?

Initialement, c’est Dino qui qualifiait Liane de « Diamant brut ». Il y a là l’idée du joyau encore non révélé, qu’il faut tailler, ce que fait Liane avec elle-même, et ce que fait le spectateur en découvrant au fur et à mesure toutes ses facettes.